Retour d’expérience sur le jeu « des yaourts carnivores », créé par Marie Debacq, qui a enseigné au Cnam en génie des procédés, avec Astrid Rosso et Lilian Bezard du Ludo Lab.
Marie Debacq a imaginé un jeu pour faciliter le déroulement de travaux pratiques pour ses élèves ingénieurs en génie des procédés et pour les rendre plus autonomes. Ce jeu est un escape game réalisé à partir de cartes, qui délivrent des énigmes et des indices pour accéder au laboratoire où auront lieu les manipulations. Elle raconte la genèse, le scénario et les mécanismes du jeu. Le jeu est publié sur HAL archives-ouvertes.fr. Il a également fait l’objet d’un article sur le site https://scape.enepe.fr/yaourts-carnivores.html.
Living lab Sofa : Pourquoi avoir choisi de concevoir cet escape game ?
Marie Debacq : Je n’étais pas satisfaite d’un des TP que je faisais dans le cadre de l’unité d’enseignement « CGP111 : TP Génie des procédés : Opérations Unitaires Fondamentales ». Les manipulations y étaient relativement simples et les élèves s’ennuyaient un peu. En revanche ils rencontraient des difficultés à mobiliser les formules nécessaires à l’exploitation de ces manipulations, ils ne savaient pas comment retravailler les équations vues en cours pour obtenir celles utiles en TP. Aussi je me suis dit qu’on pouvait peut-être trouver une façon plus sympathique de le faire. Et c’est comme ça que j’ai eu l’idée de créer un escape game sous forme de cartes, qui leur permet d’aborder différemment ce TP.
Living lab Sofa : Comment est né ce jeu ?
Marie Debacq : Pour le créer, nous nous sommes inspirés de jeux de cartes existants dans le commerce, du genre Exit et Unlock. Nous avons d’abord joué à l’un de ces jeux avec des collègues de mon équipe et des ingénieurs pédagogiques ; quelques-uns d’entre nous y ont également joué en famille ; pour comprendre comment fonctionnaient ces jeux. Cela nous a paru pertinent pour répondre aux objectifs que j’avais élaborés. On a créé des cartes correspondant aux contenus nécessaires au TP. J’ai été accompagnée par le Ludo Lab pour m’aider dans l’élaboration du jeu, des énigmes et du matériel.
Living lab Sofa : Sur quoi porte le TP ?
Marie Debacq : Le TP « agitation » se déroule autour d’une cuve qui sert à mélanger des liquides, à mettre en suspension des solides… Ce genre d’équipement est utile dans toutes les industries de procédés. C’est une opération extrêmement répandue, donc c’est important que les élèves sachent comment ça fonctionne. Comme pour toutes les opérations de génie des procédés, c’est compliqué de les amener devant une installation industrielle, il faut trouver des moyens différents de les faire pratiquer, nous avons donc des installations pilotes au laboratoire de TP : elles ressemblent beaucoup aux installations industrielles, mais sont de plus petite taille et souvent en verre, pour que les élèves « voient » à l’intérieur, ce qui les aide à comprendre.
Living lab Sofa : Quels sont les objectifs du jeu ?
Marie Debacq : L’objectif premier, c’est de favoriser l’autonomie des élèves pendant le TP, qu’ils sachent faire les manipulations et les calculs seuls. Le jeu doit donc les aider à trouver par eux-mêmes les équations dont ils ont besoin pour exploiter les mesures faites au laboratoire. C’est en jouant qu’ils vont comprendre comment faire la manipulation ensuite. Par exemple, ils vont apprendre toute une mécanique de montage et d’installation de la cuve.
Living lab Sofa : Quel est le scénario du jeu ?
Marie Debacq : Les élèves sont dans une usine qui fabrique des yaourts. Et survient un problème : certains yaourts dans les supermarchés se sont mis à dévorer les consommateurs ! Donc situation de crise. Le directeur doit faire une conférence de presse dans 4 heures : il faut trouver une solution pour que la cuve agitée qui sert à préparer les yaourts fonctionne à nouveau normalement. A travers cette contextualisation, il s’agit de donner une ambiance un peu décalée. Et en même temps c’est une situation qui peut arriver dans l’industrie : il y a une crise sanitaire grave, et il faut régler le problème très rapidement. Quand les joueurs arrivent, il y a déjà quelqu’un qui a travaillé sur ce problème, qui a laissé des objets, des cartes… ça fait des heures qu’il travaille sur le problème, il faut qu’il aille se reposer, et les élèves qui arrivent doivent finir le travail et régler le problème de la cuve qui ne fonctionne pas.
Living lab Sofa : Comment se déroule le jeu ?
Marie Debacq : Le TP dure 4 heures. La première heure, ils jouent, et ils manipulent les trois heures qui suivent.
Ils jouent en binômes, ils doivent jouer ensemble, mobiliser leurs compétences et leur complémentarité. Un des principes du jeu est d’associer des cartes par paires. Chaque carte a un numéro, et c’est l’ajout de ces numéros qui va donner une nouvelle carte. S’ils n’associent pas les bons objets, ils ont des messages d’erreur et perdent des points. Mais on leur donne aussi un indice pour corriger l’erreur. Une des difficultés de la conception du jeu a été d’anticiper les erreurs ; les deux premiers groupes « crash-test » ont permis de peaufiner cet aspect du jeu.
Living lab Sofa : Quelles sont ses étapes ?
Marie Debacq : Le premier niveau leur permet de faire le montage de la cuve ensuite. Ils trouvent des objets, qu’ils doivent associer pour trouver des informations. Par exemple, ils vont trouver une carte avec une cuve, une autre carte avec un réglet, en associant les deux, ils obtiennent les dimensions de la cuve, ce qui est un élément important pour optimiser le fonctionnent d’une cuve agitée. Il y a des petits focus sur les aspects sécurité et les points de vigilance. C’est très simple. Mon fils qui a 11 ans a fait le premier niveau du jeu ! (avec quelques indications de ma part sur ce que l’on appelle la cuve standard, connaissance qu’on n’est pas censé avoir en 6e !). Il y a des petites énigmes assez accessibles. Le but c’est qu’ils rentrent dans le flow*.
Les niveaux suivants sont les fameux calculs qu’ils avaient du mal à trouver seuls. Je n’avais pas envie de leur donner la formule, je voulais qu’ils apprennent à la retrouver par eux-mêmes. A ce niveau-là, les énigmes sont plus difficiles. Elles demandent de mettre en commun plus de cartes. Mais comme ils ont passé le premier niveau qui est relativement simple, ils sont entrés dans le flow : ils ont envie d’aller au bout et se creusent les méninges.
A la fin du jeu, ils ont le droit de rentrer dans le laboratoire pour faire des manipulations. C’est l’inverse d’un escape game, ils peuvent rentrer et non sortir quand ils ont trouvé les énigmes. C’est un escape gamme inversé, en quelque sorte !
Living lab Sofa : Quel retour des élèves ?
Marie Debacq : Ils ont vécu ça très bien, ils ont accroché à l’idée de jouer. Quel que soit leur âge, ils ont adhéré aux techniques de jeu. Ils sont fatigués après l’heure de jeu, ce qui est un indicateur qu’ils étaient bien dans le flow ; ils ont donc droit à une petite pause avant d’aller dans le laboratoire, et c’est un bon moment pour faire le debriefing avec les ingénieurs pédagogiques. Quand ils ont terminé le TP, ils ont compris que cela leur avait permis d’être plus efficaces dans leurs manipulations. Pour ma part j’ai observé qu’ils étaient désormais totalement autonomes. A la fin de la séance, ils savent comment faire, avec quels outils, c’est bien le principe d’un TP.
*Le flow est un état dans lequel les individus sont tellement impliqués dans ce qu’ils font que plus rien d’autre ne compte. L’expérience est tellement agréable et satisfaisante qu’ils sont prêts à la faire à n’importe quel prix. La concentration est tellement forte qu’il ne reste plus d’attention pour penser à des choses non-pertinentes ou pour penser à ses problèmes. La conscience de soi disparaît et la notion du temps est déformée. La satisfaction que produit ce genre d’activité est telle que les personnes sont prêtes à le faire sans penser à ce qu’ils pourront en tirer et cela même lorsque les situations sont difficiles ou dangereuses (Csikszentmihalyi, M. (1990). Flow : The Psychology of Optimal Experience, Harper and Row, New York).